mardi 31 janvier 2012

Faut-il visiter Auschwitz ?

Plus de 65 ans après la libération du camp, le musée est confronté au tourisme de masse.

La neige scintille au soleil. Il est 10 heures, les cars déversent leurs lots de touristes sur le parking bétonné. L’air froid et cristallin est soudain rempli du brouhaha des voix des trois groupes de jeunes venus d’Israël, de Varsovie, de Grande-Bretagne. Quand on s’approche de l’entrée en fer avec la célèbre inscription "Arbeit macht frei", les mains se tendent avec les appareils et téléphones pour immortaliser l’instant. Ils sont près de 4 000 par jour, 1 405 000 en 2011, soit 25 000 de plus qu’en 2010.

Chaque 27 janvier est l’occasion de commémorer le jour de la mémoire de l’Holocauste et la date de la libération du camp d’Auschwitz par les troupes soviétiques. Depuis dix ans, Auschwitz a connu une véritable explosion d’intérêt et rivalise en nombre de visiteurs avec la tour Eiffel. Premiers par le nombre, les visiteurs polonais, essentiellement des scolaires : ils étaient 610 000 en 2011. Viennent ensuite les Anglais (82 200), les Italiens (78 000) les Israéliens (62 000). 58 000 Allemands ont visité le camp en 2011, devant les Français (56 000). Dans les travées, pas d’Autrichiens, même si les cadres du camp étaient de cette nationalité, par contre des Sud-Coréens : 43 100 d’entre eux ont fait le déplacement en 2011. Autre particularité de ces visiteurs : ils sont jeunes. 75 % ont moins de 25 ans.

Cris, pleurs, rires nerveux

Le musée et le lieu de mémoire doivent faire face à cet engouement croissant. "Et encore, nous ne sommes pas en été !" s’exclame Katarzyna Stec, sociologue à l’Université jagellonne de Cracovie. Elle mène des recherches sur les visiteurs d’Auschwitz et déplore les comportements des touristes qui, lors de la saison estivale, s’enduisent d’huile solaire, sortent leurs sandwichs et leurs canettes pour pique-niquer entre les baraques. Dans l’enceinte du camp, il est interdit de manger, de mâcher du chewing-gum, de photographier et d’utiliser les poussettes. Mais le vaste espace est impossible à surveiller.

Dans les bâtiments où sont conservés les effets personnels des victimes, les valises, les prothèses, les cheveux, soigneusement triés par les nazis dans la perspective d’un envoi en Allemagne, les réactions sont imprévisibles : des cris, des pleurs, des rires nerveux... "Il m’est arrivé de voir les jeunes se photographier sur fond du monticule des prothèses des victimes", raconte Katarzyna Stec, qui a mené des recherches sur le rapport aux photos des visiteurs. Choquant ? La chercheuse souhaite relativiser : "Certains comportements sont dus à une situation de stress et de choc, par exemple parler fort, ou, en ce qui concerne les Coréens, rire à tout bout de champ."

Katarzyna Stec a interrogé les jeunes lycéens polonais avant la visite, juste après puis six mois plus tard. Ses résultats montrent que ces adolescents retiennent en priorité l’enseignement historique, et après la visite, ont gardé le souvenir d’une émotion intense. À la suite d’un reportage À Auschwitz, la mémoire étouffée par le tourisme de masse, publié dans Télérama le 14 décembre, Alain Finkielkraut appelait à ne plus aller à Auschwitz pour mieux honorer la mémoire des morts. Une prise de position qui a provoqué une levée de boucliers, pas seulement en Pologne.

Les guides, mémoire vivante

Le directeur du musée, Piotr Cywinski, s’indigne : "On ne peut pas s’arrêter uniquement à des comportements déplacés de quelques touristes et mettre de côté tout le travail de formation et de préparation mené chez nous, comme à l’étranger." Effectivement, l’ambition de la nouvelle direction du camp est de développer l’approche historique du lieu et de fournir les clefs nécessaires pour préparer le public qui y vient. Un important département de formation internationale a été mis en place. Dix mille professeurs et éducateurs ont été formés en 2011 sur la manière de préparer les jeunes à cette visite. Le musée est doté d’archives et d’un centre de recherches. Chaque année, de nouveaux ouvrages consacrés à l’approfondissement de la connaissance historique sur Auschwitz sont publiés. Côté français, la réflexion est menée en lien avec les partenaires polonais. L’année dernière, un colloque a eu lieu au Mémorial de la Shoah à Paris. Vingt-cinq voyages par an sont organisés pour les professeurs des lycées français.


Jean-Yves Potel, correspondant du Mémorial de la Shoah en Pologne et auteur du livre La fin de l’innocence sur les relations entre Polonais non-juifs et juifs polonais, reconnaît pourtant que le nombre de visiteurs est un problème central à Auschwitz. Ce spécialiste de l’Holocauste a certaines réserves sur l’organisation du musée, où subsistent, d’après lui, à tort des bâtiments nationaux, mais soutient l’effort d’éducation et de préparation que développe l’équipe de Piotr Cywinski, via notamment aussi des brochures disponibles sur le site en plusieurs langues et une formation sérieuse des professeurs.

Un relais important pour former les futurs guides, car les survivants se font de plus en plus rares. Ils étaient 1 500 au 60e anniversaire de la libération du camp, au 65e seulement 150. Or ce sont eux qui ont pris pour beaucoup la charge d’effectuer les visites en imposant du coup une autre relation avec le visiteur et un autre regard. Jean-Yves Potel pense cependant que l’on se trompe de débat. "La question n’est pas de trancher s’il faut aller à Auschwitz ou pas, mais comment y aller et pourquoi on y va. Et la majorité des visiteurs le savent."

Par MAYA SZYMANOWSKA Le Point.fr

REGARDEZ la visite du camp d’Auschwitz commentée par deux historiens :

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