mercredi 30 janvier 2013

Discours de Serge Klarsfeld, président des Fils et Filles des Déportés juifs de France à l’UNESCO, le 28 janvier 2013 | Crif - Conseil Représentatif des Institutions Juives de France



J’ai été pendant la guerre un de ces enfants que la Solution finale de la Question juive convoitait pour remplir ses chambres à gaz et pour alimenter ses fours crématoires. Nous, les enfants survivants, y avons perdu qui un père, qui une mère, des frères, des sœurs ; parfois même père et mère et frères et sœurs. Pendant des années, des décennies, nous avons rêvé des absents, tenté de combler ce vide immense et de reconstruire une vie normale. Notre histoire était triste, mais ne nous semblait pas remarquable : contrairement aux résistants, les victimes juives n’avaient pas fait le choix de  leur destin ; il avait été le choix des bourreaux.
« Nous n’avions pas choisi d’être pourchassés comme du gibier à travers toute l’Europe dans tous les pays occupés ou soumis au III° Reich. La Shoah s’est abattue sur plus d’un million et demi d’enfants. Je n’ai été confronté à cette volonté exterminatrice »

Nous n’avions pas choisi d’être pourchassés comme du gibier à travers toute l’Europe dans tous les pays occupés ou soumis au III° Reich.  La Shoah s’est abattue sur plus d’un million et demi d’enfants. Je n’ai été confronté à cette volonté exterminatrice qu’en 1943. Cette confrontation aurait pu se passer en août 1942 quand le gouvernement de Vichy avait organisé une gigantesque rafle de Juifs étrangers en zone libre où notre famille s’était réfugiée à Nice ; mais les Juifs roumains, dont nous faisions partie, n’étaient pas encore déportables ; ils ne le furent que trois semaines plus tard, mais en zone occupée et je n’eus pas à craindre une arrestation par la police française. Ce fut ma chance par rapport à la France, car la très grande majorité des enfants juifs dont les familles furent arrêtées n’ont vu que des uniformes français faire irruption  dans leurs domiciles pour y saccager leurs vies. Je suis de ceux, privilégiés, qui n’ont eu à affronter que la Gestapo et les uniformes allemands et c’est sans doute ce qui m’a permis plus tard d’entreprendre ce que j’ai pu accomplir sans cette blessure si douloureuse causée par la France et si difficile à cicatriser  même si le baume des discours de deux présidents de la République Jacques Chirac « Ce jour-là la France accomplissait l’irréparable «  et François Hollande : « Ce crime a été commis en France par la France », même si ce baume s’est révélé efficace. À Nice nous avons connu une période exceptionnellement paisible entre novembre 1942 et septembre 1943, celle de l’occupation italienne, pendant laquelle militaires et diplomates italiens ont empêché Mussolini de livrer les Juifs de leur zone d’occupation soit à la police de Vichy, soit aux Allemands. Nous avons conservé de cette période une profonde reconnaissance  pour l’humanité dont les Italiens ont fait preuve en cette circonstance en s’opposant à la volonté de Mussolini. Quand les Allemands ont envahi la zone italienne, les rafles les plus brutales de l’Europe de l’Ouest ont eu lieu à Nice, où les Allemands bloquaient les rues, contrôlaient les identités, déshabillaient les hommes suspectés d’être juifs, encerclaient les pâtés d’immeuble la nuit, inspectaient les appartements. Le 30 septembre 1943, il y aura bientôt 70 ans, c’était à la veille de la rentrée des classes, vers minuit le bruit des camions, la lumière des projecteurs. Mon père, comme tant d’autres pères juifs en Europe, avait préparé une cachette pour sa famille, une simple cloison en bois s’ouvrant par le bas  et faisant office de mur dans un profond placard ; devant, des vêtements accrochés sur une tringle.

La Gestapo a pénétré dans l’appartement mitoyen sur lequel donnait notre placard : nous entendions les pleurs des fillettes, nos camarades de jeux, frappées par les Gestapistes pour leur faire avouer où se cachait le fils ainé, les parents hurlaient. Nous savions que l’arrestation  signifiait la mort ; notre père nous avait dit quelques jours plus tôt à ma sœur de 11 ans et à moi qui venais d’avoir 8 ans : « si nous sommes arrêtés je survivrai parce que je suis fort, mais vous, vous mourrez ». Nous savions que nous devions être silencieux et ne pas bouger. Quand les Allemands ont sonné, mon père a ouvert et immédiatement ils ont demandé : « où sont votre femme et vos enfants? » ; mon père a répondu que nous étions partis à la campagne, parce que l’appartement venait d’être désinfecté ; ils n’ont pas insisté et se sont mis à fouiller l’appartement. Nous avons entendu la porte du placard s’ouvrir, les vêtements glisser sur la tringle et, par miracle, l’Allemand n’a pas touché la cloison de bois et ne s’est pas rendu compte que ce n’était pas un mur. Nous savions que nous venions d’échapper à la mort et pendant plusieurs mois nous avons rusé avec cette mort dans Nice où se succédaient les rafles et où nous errions d’hôtels en meublés et en pensions de famille jusqu’à ce que ma mère décide courageusement de revenir dans notre appartement où elle accueillerait les Allemands en cas de rafle et où nous irions, ma sœur et moi, nous réfugier dans la cachette. En février 1944 nous réussîmes à  fuir en Haute-Loire où nous ne connûmes aucune menace jusqu’à la libération. Cette nuit de la rafle est restée toute ma vie, comme pour tous les enfants juifs qui ont connu des rafles et perdu des êtres chers, une référence qui a forgé mon identité juive. Je n’en ai ni par la religion, ni par la culture : mon identité juive c’est la Shoah en arrière-plan et un indéfectible  attachement à l’État juif, à l’État d’Israël.

Je partage cette identité spécifique avec beaucoup des Fils et Filles des Déportés juifs de France qui se sont regroupés autour de moi et de Beate, mon épouse, qui n’est pas juive et qui a toujours mené son action en tant qu’Allemande, soucieuse de réhabiliter son peuple par des actes justes et difficiles. Nous avons fait juger et condamner les criminels allemands qui ont organisé la Solution finale en France ainsi que leurs complices français ; nous avons mis en lumière le rôle du Gouvernement de Vichy , complice actif des Allemands dans la persécution, l’arrestation et la livraison des Juifs pour la déportation ; nous avons écrit très précisément l’histoire de la Solution finale en France en ouvrant les archives officielles jusque-là fermées ; nous sommes, Fils et Filles des déportés juifs de France ,de véritables militants de la justice et de la mémoire unis par une communauté de destin.

Nous avons également été des enfants cachés et des enfants protégés ; nous ne l’avons pas oublié et dans notre œuvre historique nous avons été les pionniers pour faire savoir malgré les préjugés quel fut le rôle bénéfique de la population française et des Églises.

Ce fut en 1983 la conclusion de « Vichy-Auschwitz » aujourd’hui partagée par l’ensemble des historiens et de l’opinion publique.

« Les Juifs de France garderont toujours en mémoire que, si le régime de Vichy a abouti à une faillite morale et s’est déshonoré en contribuant efficacement à la perte d’un quart de la population juive de ce pays, les trois restants doivent essentiellement leur survie à la sympathie sincère de l’ensemble des Français, ainsi qu’à leur solidarité agissante à partir du moment où ils comprirent que les familles juives tombées entre les mains des Allemands étaient vouées à la mort ».

Le jour anniversaire de la libération d’Auschwitz où si peu de Juifs qui y arrivèrent furent libérés, n’est pas un jour de réjouissance pour nous vieux enfants rescapés d’un immense naufrage. Nous assumons cet anniversaire comme celui de la Shoah qui est désormais commémoré internationalement à l’échelle du monde entier parce que ce fut un évènement exceptionnel que cette tentative de meurtre collectif, tentative aux deux tiers réussie de l’extermination d’un peuple si ancien et si méritant par un peuple qui était apparemment l’un des plus avancés et des plus civilisés.

Chacune de nos mémoires individuelles de la Shoah va s’éteindre, soufflée comme une bougie par le passage du temps. Mais nous sommes assurés que la connaissance et la conscience de la Shoah qui sont notre lumière collective ne s’éteindront pas. Elles continueront à brûler et à éclairer l’histoire et les générations à venir. Mais la flamme de l’histoire et de la mémoire nécessite des phares comme Yad Vashem à Jérusalem, comme le Musée Fédéral de l’Holocauste à Washington, comme le Mémorial de Berlin et comme le Mémorial de la Shoah à Paris qui est le doyen de ces phares, puisque créé il a 70 ans en avril prochain à Grenoble dans la clandestinité, mais sous l’occupation bienveillante des Italiens.

Ces dernières années ont vu s’illuminer en France d’autres phares grâce à la Fondation pour la Mémoire  de la Shoah entre autres le CERCIL à Orléans devenu le Mémorial des Enfants du Vel d’Hiv, le Mémorial de Drancy enfin à la place où il se devait d’être, face à l’ancien camp de déportation et le Mémorial du Camp des Milles qui jouera dans la région Provence-Côte d’Azur et bien au-delà un rôle remarquable de formation citoyenne.

Ce n’est pas une coïncidence si c’est en France que se sont le plus multipliés les mémoriaux, les plaques commémorant le sort des juifs et surtout des enfants juifs déportés, les stèles rappelant la tragédie des rafles, les mémoires des déportés et des enfants cachés, les ouvrages historiques sur la Shoah ou les œuvres filmées ; c’est parce que la population française qui a succédé aujourd’hui à celle d’il y a 70 ans lui ressemble en cela qu’elle se refuse à oublier qui furent les victimes  et qui furent les bourreaux, de même que la population qui l’a précédée se refusait à participer à la persécution des Juifs et, au contraire, leur a courageusement tendu une main secourable contre la coalition anti-juive du Reich hitlérien et de l’État Français de Vichy  permettant la survie de 240 000 Juifs – ¾ des Juifs de France et en ce qui concerne les enfants à 59 000 d’entre eux d’échapper aux arrestations, tandis que 11 000 étaient déportés dans les centres d’extermination.

Le dernier des survivants de la Shoah en France sera l’un de ces 59 000 enfants préservés certes par la volonté de leurs parents et des organisations juives qui luttaient pour les sauver, mais aussi et surtout par un environnement humain ayant généralement intégré dans son comportement les valeurs morales du christianisme et de la République. 

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